Béranger écrit "Les cinq étages" en 1830 sur le timbre
de "Dans cette maison à quinze ans". Son texte, construit sur une
métaphore filée, raconte l'ascension et la déchéance sociales
d'une femme depuis sa naissance jusqu'à sa mort, chaque étape de
sa vie correspondant à une strophe de la chanson et à un étage
d'une maison. A cette époque, les rez de chaussée étaient réservés
aux concierges et les derniers étages, notamment le dernier, aux
domestiques ou aux gens très pauvres. L'interprétation de
Germaine Montero date de 1955 et elle est accompagnée d'un piano seul.
Chaque strophe est en deux parties :
- la première, sur une seule phrase musicale redoublée, décrit
l'état et la raison sociale de la jeune femme
- la deuxième, en trois phrases musicales, raconte l'événement qui
va faire évoluer sa vie et la faire changer d'étage |
1) Dans la soupente
du portier,
Je naquis au rez-de-chaussée
Par tous les laquais du quartier
A quinze ans, je fus pourchassée
Mais bientôt, un jeune seigneur
M'enlève à leurs doux caquetages
Ma vertu1 me vaut cet honneur (bis)
Et je monte au premier étage |
L'introduction au piano est faite
d'une gamme ascendante sur 2 octaves et demie, symbolisant la
hauteur de l'immeuble
Son tempo rapide annonce ainsi l'ascension fulgurante de quelqu'un qui commence sa
vie de condition modeste (naissance au rez de chaussée, à 15 ans
courtisée par des domestiques) mais qui s'élève socialement grâce à
un jeune seigneur, ce qui permet d'atteindre le 1er étage et la
richesse.
La gamme d'introduction va servir de transition aux couplets
suivants, mais modifiée en fonction du sens du texte |
2) Là, dans un riche
appartement,
Mes mains deviennent des plus blanches
Grâce à l'or de mon jeune amant
Là, tous mes jours sont des dimanches
Mais, par trop d'amour emporté,
Il meurt ! Ah ! Pour moi, quel veuvage !
Mes pleurs respectent ma beauté2 (bis)
Et je monte au deuxième étage |
Les 2ème et 3ème couplets sont
introduits de la même façon. La gamme n'est plus que sur 2
octaves mais de tempo plus rapide: il s'agit de l'ascension sociale
de la jeune fille. Elle est aimée, riche au 2ème
couplet, et noble au 3ème.
|
3) Là, je trompe un
vieux duc et pair
Dont le neveu touche mon âme
Ils ont d'un feu payé bien cher
L'un la cendre et l'autre la flamme
Vient un danseur ! Nouveaux amours
La noblesse alors déménage
Mon miroir me sourit toujours3 (bis)
Et je monte au troisième étage |
L'ascension sociale de la jeune femme
est faite: les premiers accords du piano sont "piqués" et sans basse
Mais, poursuivie par sa condition d'origine ou par le
destin, elle va commencer à mener une vie dissolue qui va la
conduire progressivement à sa déchéance annoncée dans la deuxième
partie du texte (la noblesse déménage). L'anticipation exprimée par
la métaphore du miroir est dramatisée par la main gauche du pianiste
qui répète le ré grave |
4) Là, je plume un
bon gros Anglais
Qui me croit et veuve et baronne
Puis deux financiers vieux et laids
Même un prélat ! Dieu me pardonne4
Mais un escroc que je chéris
Me vole en parlant mariage
Je perds tout, j'ai les cheveux gris (bis)
Et je monte encore un étage |
Les 4ème et 5ème
couplets sont introduits par la même gamme mais la déchéance
annoncée est symbolisée par le ralentissement de la 2ème octave et
justifiée par les exactions de la jeune femme : le vol, le mensonge,
l'acte blasphématoire
La deuxième partie du couplet exprime encore une étape de la
déchéance (pauvreté, vieillesse) qui est illustrée par les accords
arpégés de la main droite du pianiste
L'étage suivant sera le plus important : son numéro est rejeté au
couplet suivant alors que, jusqu'à présent, le chiffre était dit
dans le dernier vers du couplet précédent |
5) Au quatrième,
autre métier !
Des nièces me sont nécessaires
Nous scandalisons le quartier
Nous nous moquons des commissaires
Mangeant mon pain à la vapeur,
Des plaisirs5, je fais le ménage
Trop vieille, enfin, je leur fais peur (bis)
Et je monte au cinquième étage |
Cette fois, le pianiste a débuté
la transition à la main droite seule et par une tierce descendante.
la fin de la gamme, bien que rejointe par la main gauche, a une
couleur plus aigue et plus fragile en même temps.
Cette
strophe, mise en valeur par le rejet du numéro de l'étage, évoque la deuxième partie de
la vie, celle qui transforme la jeune femme belle et riche des 2
premiers étages en tenancière de maison close et va la conduire à la
mort, soit au cinquième étage |
6) Dans la mansarde
me voilà,
Me voilà, pauvre balayeuse !
Seule et sans feu, je finis6 là
Ma vie au printemps, si joyeuse
Je conte à mes voisins surpris
Ma fortune à différents âges
Et j'en trouve encore des débris (bis)
En balayant les cinq étages |
Cette dernière ascension vers la
déchéance (mansarde, solitude, froid) est symbolisée par un
important ralentissement qui a commencé à la fin du couplet
précédent et qui perdure pendant la transition au piano.
La deuxième partie du couplet est réservée aux souvenirs et la
chanteuse prend une voix tremblante de personne âgée
L'expression de la mort et la déchéance est marquée par l'inversion
de la gamme: cette fois descendante et très ralentie. Le figuralisme
du piano est remarquable : commençant par un saut d'octave
ascendant, la vie et les cinq étages semblent parcourus pour être
balayés lentement de haut en bas. |
On remarque l'aspect moralisateur et
religieux propre au XIXème siècle : la première et véritable
ascension sociale est due à la vertu (1) de la jeune fille tandis que sa
richesse n'est due qu'à sa beauté (2). La métaphore du miroir (3ème
couplet) suggère que la beauté n'est que passagère (3) et que rien ne dure.
Les couplets suivants sont le récit de la punition divine (4) de la femme coupable,
punie par où elle a pêché: vol au 4ème couplet, prostitution
(5)
au 5ème couplet et livrée à une déchéance inéluctable
conduisant à la mort (6).
Voir l'illustration de Granville
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