Body and Soul : la chanson page 3 | ||||||||||||||||||||||||||||
Les paroles Un travail d’équipe
Pour les spectacles de Broadway comme pour les films des
grands studios, les producteurs font généralement appel à une équipe
composée d’un compositeur et de son parolier attitré :
Arthur Schwartz et Howard Dietz (cités plus haut),
Richard
Rodgers et Lorenz Hart par exemple dans les années 30, ou encore George
Gershwin et son frère Ira. Les
deux exceptions les plus notables dans l’histoire de Broadway sont Cole
Porter et Irving Berlin, qui écrivaient
paroles et musique. Des circonstances particulières — difficulté,
urgence… — peuvent faire que cette logique d’une collaboration de spécialistes
soit poussée plus loin. Ainsi, pour l’écriture des paroles de ‘Body
and Soul’, Johnny Green a
utilisé les services de plusieurs paroliers : Edward
Heyman, Robert Sour et Frank Eyton. Inversement, ‘Coquette’,
citée plus haut, fut en réalité composée par Johnny
Green et Carmen Lombardo, avec des paroles de Gus Kahn. Composer ou écrire les paroles d’une chanson à plusieurs
reste cependant une pratique assez peu courante. Edward Heyman
(1907- ) est également l’auteur des paroles de deux autres
chansons de Johnny Green qui sont passées
à la postérité, ‘I Cover the Waterfront’
(1933) et ‘I Wanna Be Loved’ (1934,
avec Billy Rose). ‘Body
and Soul’
‘Body
and Soul’ est
un parfait exemple de torch song, chanson d’amour triste,
ou complainte, dont Billie Holiday a été
la plus grande interprète (‘Lady Day’
a chanté ‘Body and Soul’). Les années
30 et 40 ont vu fleurir la torch song en même temps que la
relation amoureuse prenait une place importante dans les préoccupations
populaires.
Le personnage que l’on nomme “le chanteur” — l’équivalent du narrateur dans un roman — fait part dès la première ligne de sa tristesse. Sa vie est “morne”, ou “monotone” et ne vaut pas d’être vécue, puisqu’une personne au cœur de pierre le laisse seul, refusant de prendre le cœur que le chanteur lui offre. Il s’agit à l’origine d’une chanteuse, mais ‘Body and Soul’ peut être interprétée indifféremment par un homme ou une femme : c’est une précaution élémentaire de tout parolier qui se respecte que de faire en sorte que l’adaptation nécessaire soit facile ou, comme c’est le cas ici, inutile.
En affirmant “Je suis tout à vous, corps et âme”, on
pourrait croire que le chanteur/la chanteuse s’offre à l’être aimé,
mais ce n’est pas encore le cas : il/elle exprime son dépit de n’être
pas aimé en retour. Sa tristesse (“Mon cœur est triste et
solitaire / Pour vous seul, chéri, je me lamente”) est mêlée de regret
: “to sigh for” signifie aussi “regretter”, et “Pourquoi
ne l’avez-vous pas vu ? / Je suis à vous, corps et âme !” est
l’expression même du dépit amoureux.
Le deuxième A confirme le message du premier, mais à la tristesse et au regret vient s’ajouter le reproche, qui fait écho au “cœur de pierre” du couplet : “Je me languis de vous chaque jour, / Et me demande pourquoi c’est à moi que vous faites du tort, / Je vous le dis du fond du cœur, / Je suis à vous, corps et âme !”.
Pour
la première phrase du pont, le compositeur Johnny
Green ne joue pas sur un contraste rythmique ou de phrasé, puisque
la phrase mélodique correspondant à “I can’t believe it” est
identique au début de la dernière phrase de A2 (“I’m all
for you”). Identique, mais transposée ½ ton plus haut, ce qui
relance l’intérêt, et devrait amener de la part des paroliers la
recherche d’une montée équivalente dans l’intensité des sentiments
exprimés. La
rupture musicale A/B est donc très relative, et c’est également le cas
de la variation thématique des paroles. Alors que pont pourrait donner
lieu à une digression ou un changement de perspective, le premier thème
abordé est l’incompréhension : “Je ne puis le croire /
Il est difficile de concevoir / Que vous repoussiez l’amour.” Or le
chanteur s’était déjà demandé 3 lignes plus haut pourquoi on lui
faisait du tort en repoussant son amour. Avec
le deuxième changement de tonalité intervient une deuxième évolution
du discours, presque aussi ténue que la première : “Faites-vous
semblant, / Il semble que tout soit fini / Sauf si je pouvais avoir encore
une chance de prouver, chéri(e)”. La rime ending-pretending est
un cliché de la chanson populaire, et il semble que les paroliers y
croyaient si peu qu’ils se sont dispensés de mettre un point
d’interrogation à la fin de leur question. Néanmoins un nouveau thème
est abordé brièvement, celui du soupçon, qui mène directement à
celui, plus cohérent, de l’espoir. Cohérent, puisqu’il était
annoncé dans le couplet : “Vous pourriez faire que ma vie vaille
d’être vécue”, mais aussi la seule lueur dans un ensemble profondément
sombre. Juste après, musique et paroles redescendent vers la tonalité
première, mais la note d’espoir apportée trouvera sa résonance à la
fin.
Le
retour au thème musical s’accompagne d’une exacerbation des sentiment
exprimés jusque-là. La tristesse se mue dans un premier temps en désespoir :
“Vous faites de ma vie un naufrage”. Mais ce paroxysme est immédiatement
suivi d’un abandon total à l’être aimé.
“Vous savez que je suis à vous, vous n’avez qu’un mot à
dire ;/ Je me livre dans la joie / A vous, corps et âme !” Les variations du texte
Le
texte étudié plus haut est le texte de la chanson telle qu’elle est
publiée. Des adaptations sont souvent faites par les interprètes des
standards, souvent pour adapter le texte à leur usage de la langue, pour
mieux “sentir” le texte et donc mieux le faire passer, ou bien parce
qu’ils ont repris le texte de quelqu’un qui l’avait adapté, que
leur mémoire les a trompés…. Ainsi, Chet
Baker, dans un enregistrement hautement recommandable de 1985 (Chet
Baker Sings Again, Timeless Records CD SJP 238), remplace “sigh”
par “cry”, et “it
looks like the ending, unless I could have” par “don’t say
it’s the ending, I wish I could have” ainsi que “wreck”
par “hell”. Quel que soit leur auteur, ces trois substitutions
s’expliquent facilement par leur aspect plus ‘naturel’ pour une
oreille contemporaine. En revanche, rien n’explique que Chet inverse les
troisièmes vers de A1 et A2, si ce n’est la
reprise d’une erreur ou la trahison de sa mémoire. La traduction d’Emélia Renaud
La
Billie Holiday française serait sans
doute Edith Piaf. Mais la traduction qui
suit, de 1947, évoque plutôt le style dans lequel Jean
Sablon aurait pu l’interpréter :
“Le
soleil” ne rimerait pas, d’où l’irruption des champs, dont on se
demande bien pourquoi le chanteur voudrait les voir, alors que la métaphore
du soleil que les larmes empêchent de voir avait un sens, à défaut
d’une originalité bouleversante. “To be set on doing something”
signifie “tenir absolument à faire qqch.” Une traduction littérale
des deux dernières lignes serait donc “Alors que tu pourrais faire en
sorte que ma vie vaille d’être vécue, en prenant simplement ce que je
tiens à donner.” La
tâche du traducteur n’est pas aisée, mais celle d’un traducteur de
chanson est particulièrement ardue, car il doit respecter les règles de
la prosodie musicale, c’est-à-dire coller à la mélodie en
faisant coïncider accents de mots et accents musicaux, tout en respectant
le sens et un schéma de rimes. Le traducteur est donc forcément un traître,
selon la formule consacrée. L’étudiant attentif saura repérer dans la
traduction qui suit quelques trahisons qui viennent détruire la
construction décrite plus haut. Il aura également remarqué que
l’auteur de ces lignes se garde bien d’en proposer une meilleure !
La traduction d’Emélia Renaud (serait-ce plutôt Amélia ?) a le mérite d’être ‘chantable’, et de rimer approximativement. Pour le reste… Si nous ne prenons comme exemple que le dernier A, la distribution de “Mon cœur est con-ci-li-ant” est malheureuse, avec ses accents rythmiques sur “cœur” et “con-”, et le nécessaire écartèlement de “conciliant” sur 3 noires et une blanche pour le son “an” (chantez-le sur le début du thème, puisqu’il s’agit de sa reprise, vous comprendrez qu’il ne suffit pas de savoir compter les syllabes pour écrire des paroles de chanson !). L’inversion ‘poétique’ de “d’amour pour toi il est rempli”, est aussi peu naturelle à l’oreille que “d’amour, belle marquise, vos beaux yeux me font mourir”, et donc malvenue dans une chanson populaire. Quant à la répétition finale, elle n’a d’autre intérêt que de remplir les deux mesures. |
||||||||||||||||||||||||||||